Lu-Lung est une toute petite cité, située
au pied d'une très haute montagne, dans la Chine lointaine. La
ville est tellement petite que tout le monde s'y connaît. Les maisons
sont tellement proches les unes des autres, qu'en hiver, lorsqu'il gèle
à pierre fendre, on a réellement l'impression qu'elles se
protègent du froid les unes les autres.
Dans la ville de Lu-Lung vit depuis très très longtemps
une pauvre veuve. La femme a un fils. Un garçon superbe qu'elle
a appelé Wang, le nom que portait déjà son grand-père.
Dans la ville de Lu-Lung, personne n'est aussi fort ni aussi courageux
que Wang. Sans rien en dire, toutes les femmes envient la pauvre veuve
d'avoir un fils aussi fort et aussi courageux.
Wang et sa mère mènent une vie paisiblement heureuse si
ce n'est la présence dans la maison d'à côté
de l'usurier Yu. Ils sont constamment ennuyés par lui. Le vieil
homme est malade de jalousie devant la force et la jeunesse de Wang et
il ne rate aucune occasion pour tourmenter le jeune homme et sa mère.
Sans cesse, il leur fait des remarques désobligeantes. Bien sûr,
c'est de la méchanceté gratuite mais au fil des jours, les
remarques commencent à peser sur Wang et sa mère.
Un soir alors que Wang est assis dans le jardin devant la
maisonnette, Yu demande à la veuve :- -"Comment se fait-il
que ton fils vive toujours chez toi ? Il me semblait que les jeunes de
son âge étaient mariés depuis bien longtemps. Sans
doute, les jeunes filles de Lu-Lung ne sont pas assez bien pour lui et
il attend une princesse
"
La veuve très digne le toise avant de lui répondre :
- "Après tout, pourquoi pas ? Ton idée n'est pas si
bête en somme. Wang est le jeune homme le plus beau et le plus courageux
de toute la région. Une princesse ferait certainement une bonne
affaire en l'épousant! "
L'usurier se met à rire et dit :
- "Dans ce cas, il risque d'attendre très longtemps. Dans
la région, il n'y a pas de princesse!" mais fort en colère
et dépité, il rentre chez lui en claquant la porte de son
logis.
La veuve se demande bien pourquoi un vieil homme peut être encore
aussi méchant. S'il était plus gentil, il serait sans aucun
doute plus heureux et tout le monde l'aimerait
Elle regarde son
fils avec des yeux emplis de tendresse et lui dit :
- "C'est vrai dans le fond ! Je suis certaine qu'une princesse serait
très heureuse avec toi! "
Wang sourit :
- "Le voisin a raison : il n'y a pas de princesse dans la région.
Et, puis, si j'en trouvais une, comment pourrions-nous l'accueillir dans
cette petite maison?"
Wang se lève et prend gentiment sa maman par l'épaule.
-"Viens", dit-il, "Rentrons. Il est inutile de rêver.
Jouons plutôt une part de dominos."
Les années passent. Rien de bien important n'arrive
dans la vie de Wang et de sa mère. Le garçon devient de
plus en plus beau et de plus en plus fort, mais ne parle toujours pas
de se marier. Sa mère est hantée par les paroles du vieil
usurier et ne peut que soupirer. Il lui semble parfois que son fils attend
vraiment une princesse qui accepte de l'épouser...
Un jour, alors que Wang est en train d'étudier dans
sa chambre, il entend un bruit inattendu. Il regarde vers la statuette
de Bouddha qui trône dans la pièce et aussitôt, la
porte s'ouvre et un délicieux, un enivrant, un subtil parfum de
glycine envahit les lieux. Dans l'embrasure de la porte, se tient une
très jeune femme. Elle porte un kimono de couleur mauve de la même
couleur que ses yeux et que les rubans qui nouent ses longs cheveux noirs.
A son cou, brille un collier de perles éclatantes et, sur ses mains
très blanches, scintillent des saphirs et des diamants. Wang n'en
croit pas ses yeux. Il pense qu'il rêve. Il doit être tombé
endormi alors qu'il étudiait. Son imagination surexcitée
lui joue un tour
La jeune femme s'avance vers lui et dit d'une voix cristalline
:
- "Non, Wang, tu ne rêves pas. Je suis la princesse de la Forêt
des Glycines et je suis venue jusqu'ici pour te dire que je veux t'épouser."
Gêné, le jeune homme ne sait pas quoi répondre. Il
sent les murs de sa chambre qui se rétrécissent. Lui devient
minuscule face à tant de beauté. Il regarde désespérément
son mobilier sans valeur. Il ne possède même pas le moindre
cadeau à offrir à la princesse en signe de bienvenue...
La seule pièce de valeur qui lui appartient est le jeu de dominos
en ivoire. C'est là sa seule richesse. Il le dépose aux
pieds de la jolie visiteuse qui se met à battre des mains de joie
en ouvrant la petite boîte laquée.
"Tu aimes donc jouer aux dominos ?", demande-t-elle
toute à la fois ravie et surprise et tout aussitôt, elle
dispose les pièces sur la petite table et invite Wang à
venir s'asseoir auprès d'elle pour disputer une partie.
Le jeune homme, bon joueur, a bien du mal à se concentrer. Son
regard est sans cesse attiré par sa trop belle partenaire!
-"J'ai gagné! ", s'exclame celle-ci peu après
en arborant un très large sourire. "Je dois reconnaître
que je n'ai jamais affronté un aussi redoutable adversaire. Lorsque
nous serons mariés, nous nous mesurerons chaque jour aux dominos!
"
- "Donc... ", balbutie Wang avec beaucoup d'efforts, "donc,
vous parliez sérieusement lorsque vous disiez que vous vouliez
m'épouser? "
La princesse acquiesce en souriant et Wang ajoute d'un air désespéré
:
-"Mais où irons-nous habiter? Je n'ai pas d'argent pour acheter
une maison! "
La jeune femme claque des doigts et une servante entre et dépose
aux pieds de Wang un coffret rempli de pièces en or.
- "Tu devras attendre la prochaine pleine lune pour construire notre
maison", lui dit la princesse. "A ce moment, je reviendrai pour
célébrer nos noces. Aujourd'hui, je ne puis m'attarder davantage.
"
Wang ne peut détacher ses yeux du coffret et des pièces.
Il ne voit pas la princesse suivie de sa servante qui quitte la pièce.
Je dois avoir rêvé pense Wang en regardant autour de lui.
Non, le coffret contenant les pièces d'or sont toujours devant
lui et sa boîte de dominos a disparu.
- "Maman!", crie Wang "Je vais épouser
une vraie princesse! "
Le jeune homme raconte à sa mère ce qui lui est arrivé.
- "Mais tu as là un véritable trésor! "
dit la veuve en contemplant le coffret. "Jamais je n'ai vu autant
d'argent de ma vie. Tu pourras construire une splendide maison. Mais surtout
obéit à la princesse : il ne faut pas commencer la maison
avant la prochaine pleine lune ! "
Wang est jeune. Il ne sait pas attendre et malgré
les bons conseils de sa mère, il se rend en ville dès le
lendemain matin et y prend rendez-vous avec le charpentier et le maçon
en vue de construire une très belle demeure pour lui-même
et pour sa future épouse.
- "J'ai entendu raconter que ton fils va épouser une princesse",
marmonne un soir l'usurier à la veuve. "Et où l'a-t-il
donc trouvée? "
Mais la veuve, pinçant les lèvres, ne répond pas.
- "Soit, si tu ne veux rien dire, garde-le pour toi", jette
Yu, dévoré par la curiosité. "Je me disais bien
qu'il y avait quelque chose de louche dans tout cela. C'est comme pour
cet argent avec lequel il fait construire cette grande maison. J'ai du
mal à croire qu'il l'a gagné honnêtement! "
- "Crois tout ce que tu veux", répond la mère
de Wang.
Et, sans plus regarder le vieil homme, elle rentre chez elle.
Le temps passa encore. La construction de la nouvelle maison
progresse. Un jour, un jeune voyageur porteur des couleurs impériales
arriva en ville.
- "Mon nom est Yang", dit-il après avoir été
saluer Wang et sa mère. "J'ai appris que tu es un excellent
joueur de dominos et je serais heureux de pouvoir me mesurer avec toi."
Wang accepte l'invitation avec plaisir et se rend plusieurs soirs consécutifs
à l'auberge pour jouer aux dominos avec l'étranger. Le cinquième
soir, son nouvel ami l'accueille le visage triste :
- "Il me faut m'en aller", dit-il "Comme souvenir, je désire
te donner ceci. "
Et le jeune homme tend à Wang une boite en bois de cèdre
qui contient une coupe en argent, quelques baguettes en ivoire et une
précieuse figurine de jade.
Après le départ de Yang, Wang se sent désemparé.
Sa maison est prête et il attend avec impatience l'arrivée
de la princesse. Mais le seul nouveau venu dans la ville est un riche
seigneur qui, avec sa suite, s'installe à l'auberge que Yang avait
précédemment fréquentée.
Le lendemain matin, Wang est réveillé de bonne heure par
des éclats de voix : le noble seigneur a été dévalisé
de tout ce qu'il possédait.
- "J'ai vu le chef des voleurs", déclare une des voix.
- "C'est Yang, le commandant de la garde impériale",
ajouta une autre.
- "Yang! Je le connais bien! ", renchérit le vieux Yu.
"Je l'ai vu très souvent en compagnie de mon voisin Wang,
celui qui est subitement devenu si riche."
Peu après, le responsable de l'ordre surgit chez Wang pour y effectuer
une perquisition. Et, lorsqu'il découvre le cadeau d'adieu de Yang,
le malheureux est immédiatement emprisonné et accusé
de complicité.
- "Il est impossible que Yang soit un voleur! ", assure Wang
lorsque le juge l'interroge. "Il portait les couleurs de l'empereur."
Le juge se trouve bien embêté et ordonne que Wang soit transféré
dans la capitale pour y être jugé.
- "Mais vous, si vous l'avez accusé injustement", dit
le juge à Yu, qui avait assisté à l'audience d'un
air triomphant, "vous serez emprisonné à votre tour.
"
Le vieil usurier, soucieux de ne pas courir un tel risque,
se hâte d'entrer en contact avec les quatre soldats chargés
d'emmener Wang dans la capitale et, pour une poignée de pièces
d'argent, ceux-ci lui promettent de tuer le jeune homme durant le trajet.
La route qui conduit à la capitale traverse les montagnes et les
ravins escarpés. Le chemin est long et les gardes auront bien l'occasion
de faire disparaître le prisonnier. Au moment où ils s'apprêtent
à pousser Wang dans un précipice, un énorme tigre
surgit. Effrayés par le félin, deux des hommes reculent
et tombent dans le ravin, tandis que les autres, sans demander leur reste,
prennent leurs jambes à leur cou et s'enfuient !
Wang est tombé lourdement sur le sol. Son front a heurté
un rocher. Il reste là, étendu sans connaissance alors le
tigre le saisit par la ceinture et l'emporte dans la forêt.
C'est un parfum de glycines en fleurs qui pénètre
dans ses narines, qui réveille Wang. Il ouvre les yeux et se trouve
dans l'herbe, face à un magnifique palais de porcelaine, couvert
de mauves corolles odorantes.
A l'entrée du palais, se tient la jolie princesse. Mais son regard
est dur. Wang veut aller vers elle, mais, d'un seul geste, elle lui fait
comprendre de ne pas bouger et d'un ton sévère elle lui
dit :
- "Wang, tu ne m'as pas écoutée. Je t'avais demandé
d'attendre la prochaine lune avant de construire notre maison. Maintenant,
le malheur a fondu sur toi. Tu dois te rendre chez le juge, pour lui prouver
ton innocence sinon tu ne pourras plus jamais trouver le repos. Par la
suite, tu retourneras ensuite à Lu-Lung afin consoler ta pauvre
mère qui est malade de chagrin depuis le jour où les soldats
t'ont emmené! "
Le jeune homme est anéanti. C'est vrai, il aurait dû attendre
la pleine lune... Mais il était tellement impatient de la revoir
et voilà qu'il l'a retrouvée et qu'elle le renvoie !
- "Allons", dit-elle, "avant que tu ne partes, je vais
te faire don d'un talisman. "
Elle prend une corde qu'elle noue avec soin à la taille de Wang.
Et avec douceur, elle ajoute :
- "Les nuds que j'ai fait dans cette corde sont magiques. En
cas de besoin, il te suffit d'en défaire un et tu seras sauvé.
Pars vite, maintenant! "
Wang regarde tristement la princesse, désespéré de
devoir la quitter. Dans un profond soupir, il s'en va vers la capitale.
Le sentier qu'il prend monte et descend sans cesse. Plusieurs
fois, il s'en faut de peu qu'il ne tombe en butant sur une pierre. Des
branches lui fouettent le visage et, bientôt, il se met à
pleuvoir. Wang poursuit courageusement sa route. La pensée de la
jolie princesse lui donne sans cesse de nouvelles forces. Il a déjà
parcouru une bonne partie du chemin, lorsqu'il débouche sur un
plateau aride et désolé. La pluie ne tombe plus. Derrière
les sombres nuages, il peut même apercevoir le soleil, dont les
rayons éclairent sans l'égayer ce triste paysage. Seuls
quelques arbres tordus rompent, çà et là, cette lugubre
monotonie.
Soudain, un nuage de poussière masque l'horizon. Portant la main
au-dessus de ses yeux, Wang scrute le lointain. Très rapidement,
le nuage se transforme en une armée de cavaliers armés jusqu'aux
dents. Leurs armes scintillent sous le soleil. Ils arrivent à toute
vitesse dans sa direction... "Que va-t-il m'arriver, maintenant?
", pense Wang tristement. "N'ai-je pas encore subi assez de
malheurs? Ces hommes ont sûrement l'intention de m'attaquer. Lorsqu'ils
s'apercevront que je ne porte aucun objet de valeur, ils me tueront probablement
par dépit! "
Il n'a plus le temps de s'enfuir et puis, où se serait-il caché?
Il n'y a rien que du roc et de la pierre.
Bientôt, les cavaliers sont devant lui. Le chef de la troupe s'approche
à quelques mètres et Wang observe craintivement sa silhouette
impressionnante, fièrement campée sur sa monture et soudain,
il le reconnaît :
- "Yang! ", crie-t-il. "Yang, mon ami, est-ce vraiment
toi?"
Il lui tend joyeusement la main pour le saluer. Un large sourire aux lèvres,
Yang se pencha vers lui.
- "Tu acceptes donc encore de me parler, Wang?", demande-t-il,
tout content. "Tu ne refuses pas de serrer la main à un voleur
de mon espèce? "
- "Je n'ai jamais pu croire à un pareil mensonge", répond
Wang.
- "Alors, laisse-moi te conter comment tout cela est arrivé",
dit Yang en serrant fermement la main du jeune homme en signe d'amitié.
"Pendant des années, j'ai vécu, à la cour, en
tant que commandant de la garde impériale, au sein d'un monde de
faste et d'apparat. Mais aussi dans un monde méprisable, comme
je l'ai découvert plus tard car la plupart des membres de la cour
n'ont pas gagné leur fortune honnêtement.
Pendant qu'ils parlent, les deux amis se tiennent toujours la main afin
de se témoigner leur confiance. Puis, Yang descend de sa monture
et tous les deux vont s'asseoir à l'écart. Yang poursuit
:
- "La richesse dont jouissent ces riches seigneurs, ils l'ont volée
aux pauvres gens. Car ils l'ont obtenue en imposant de très lourdes
amendes pour de petits délits et en exigeant d'importants fermages.
"
Wang acquiesce. Il connaît bien cette histoire... Depuis de longues
années, la population vit opprimée à cause des cruelles
mesures adoptées par les grands propriétaires terriens.
De nombreux abus de cette espèce ont été commis dans
les environs du Lu-Lung. Certains paysans, incapables de payer le fermage,
envoient même leurs enfants mendier en ville.
- "C'est pourquoi", poursuit Yang, après avoir fait signe
à ses hommes de mettre pied à terre pour se reposer un instant,
"j'ai décidé que tout cela devait changer. J'ai résolu
de quitter la cour et de devenir l'un de ces pauvres. Mais cela ne suffisait
pas. J'ai alors réuni autour de moi un groupe d'hommes qui pensaient
comme moi. Ensemble, nous avons commencé à voler les riches,
répartissant ensuite notre butin entre de misérables paysans.
C'est ainsi que je suis devenu un voleur. "
- "Et donc, ce noble, à Lu-Lung...", commença
Wang.
Mais son ami l'interrompt aussitôt :
- "Voler ce noble faisait partie de mon projet. Il méritait
bien une petite leçon! Car, dans la région d'où il
venait, tous les paysans étaient complètement ruinés,
tant les taxes qu'il leur imposait étaient élevées.
En plus, les terres qu'il leur avait données en fermage étaient
totalement incultes. Et, comble de malheur, le peu qu'elles produisaient
venait d'être anéanti par les fortes pluies du printemps
sans que lui-même veuille tenir compte de cette situation. Même
lorsque les paysans lui demandaient un délai, il ne leur montrait
aucune pitié! Tu comprends maintenant, pourquoi je lui ai dérobé
ses biens? ", demande Yang.
Wang acquiesce sans mot dire et son compagnon poursuivit :
- "La prochaine fois que j'irai à Lu-Lung, ce sera pour Yu,
l'usurier. Il est temps qu'il soit puni pour exiger des intérêts
abusifs des malheureux qui, désespérés, ont recours
à lui ou bien lui demandent de pouvoir différer un remboursement...Mais,
toi-même, raconte-moi ce qui t'a conduit dans cette région
inhospitalière."
En soupirant, Wang commence à expliquer son histoire :
- "Un serviteur du noble que tu as dépouillé t'a reconnu
lorsque vous êtes entrés dans l'auberge, cette nuit-là.
Et, l'usurier Yu, qui nous avait souvent vus ensemble, s'est servi de
ce prétexte pour me causer une nouvelle fois des ennuis. Il s'était
longtemps demandé comment j'avais bien pu obtenir de l'argent pour
construire une maison, puisque ma mère et moi-même sommes
pauvres, et il a saisi cette chance de me nuire, m'accusant sournoisement
de complicité pour ce vol. "
Wang s'arrête quelques instants pour avaler une gorgée du
vin de riz que lui tend Yang. Il a la gorge sèche d'avoir tant
marché et parlé. Puis, il enchaîne :
- "Le responsable de l'ordre ne croyait pas que j'avais quelque chose
à voir dans cette sombre histoire, mais il s'est vu obligé
d'effectuer une perquisition chez moi et il a découvert dans ma
maison tes beaux cadeaux. C'était la preuve de ma culpabilité
et il m'a conduisit devant le juge. Evidemment, je lui ai raconté
la vérité. Ce n'étaient que des présents et
que je les avais acceptés sans faire la moindre objection, puisque
je croyais que tu venais de la cour impériale. N'osant pas trancher,
le juge a décidé de m'envoyer dans la capitale pour y être
traduit en justice. Cependant, craignant que la lumière ne soit
faite sur toute cette affaire, le vieux Yu a soudoyé les soldats
chargés de me conduire en ville. Ces pauvres hommes, qui avaient
bien besoin d'un peu d'argent supplémentaire, ont promis à
l'usurier de se débarrasser de moi en cours de route. Seul le hasard
a permis que je sois sauvé de la mort par un tigre, apparu au moment
où ils voulaient me tuer. Et ce tigre m'a conduit auprès
de la princesse des glycines, qui m'a ordonné de me rendre en ville
pour prouver mon innocence. Voilà tout ! " dit Wang.
Et il ajoute piteusement :
- "Je ne l'ai pas écoutée et, maintenant, elle est
fâchée contre moi. Ah! J'aurais dû attendre la pleine
lune avant de commencer à construire notre maison ... "
Yang a écouté attentivement le récit de son ami :
- "Si je comprends bien", dit-il, "tu es donc en route
pour la capitale, où tu seras jugé par le juge suprême.
"
Wang boit encore une gorgée de la bouteille de vin de riz pour
se donner du courage.
- "C'est bien cela", opine-t-il en se levant pour se remettre
en route.
Il tend la main pour prendre congé de Yang, mais celui-ci secoue
la tête.
- "Non, mon cher Wang", refuse-t-il paisiblement. "Je ne
te laisserai pas partir comme cela. Un ami aussi fidèle que toi
a droit à mon aide. Le voyage est encore long jusqu'à la
ville et il est semé d'embûches! "
Et c'est ainsi que Wang parcourt le reste du chemin sous la protection
des hommes de son ami Yang, qui le suivent à quelque distance.
Peu après, il atteint sans encombre la capitale et
va aussitôt se présenter au palais de justice.
- "Je suis Wang et je viens de Lu-Lung", déclare-t-il,
une fois mis en présence du juge suprême. "Je suis venu
jusqu'à vous pour prouver mon innocence. "
- "Et où sont les soldats qui t'ont conduit ici? ", demanda
le juge.
- "Deux d'entre eux ont pris la fuite à la vue d'un tigre",
explique Wang. "Et les deux autres sont tombés dans un ravin.
"
Comme le juge continue à le regarder d'un air interrogateur, Wang
lui raconta toute son histoire.
- "Tu veux me dire que tu es venu sans escorte et de ton plein gré?
", s'exclame le juge, étonné, lorsque Wang termine
son récit. "Mais tu aurais pu facilement t'échapper!
"
Wang sourit :
- "Je suis innocent", assura-t-il. "Mais il y a des gens
qui affirment le contraire. Ils prétendent que je suis complice
d'un vol. Et je n'ai nulle envie de passer pour un malhonnête. C'est
pourquoi je suis venu jusqu'à vous. Je veux prouver ma bonne foi!
"
Tout en parlant ainsi, Wang joue machinalement avec la corde nouée
à sa taille. Sans même s'en apercevoir, il défait
un des nuds.
Au même moment, le juge suprême déclara :
- "Même sans preuve, je suis convaincu de ton innocence, Wang.
En effet, seul un homme à la conscience bien tranquille se présente
de lui-même devant le juge sans y être contraint par la force.
"
Il va ensuite chercher un morceau de parchemin et écrit en termes
choisis une déclaration attestant de l'innocence du prévenu.
- "Et voilà! Tout est en ordre, Wang", conclut-il en
lui serrant la main. "A partir de cet instant, tu es un homme libre.
"
Soulagé, Wang quitte le tribunal. A présent, il doit retourner
à Lu-Lung pour rassurer sa mère qui l'attend à la
maison. Et ensuite... Il ose à peine y penser, de peur que quelque
chose tourne de nouveau mal. Mais il espère de tout son coeur qu'il
pourra épouser la très jolie princesse des glycines!
Serrant dans sa main la déclaration du juge, Wang
entame le pénible voyage de retour. Plus il approche de sa petite
ville natale, plus il marche allègrement. Il lui semble que toute
fatigue l'abandonne ! Déjà, il aperçoit les premières
maisons de Lu-Lung. Au milieu de celles-ci, se trouve celle de sa mère.
A cette pensée, il se met à courir à perdre haleine,
tant il a hâte de rentrer chez lui!
- "Maman! ", crie-t-il en se précipitant dans l'humble
demeure. " Je suis là! "
La pauvre veuve a beaucoup maigri depuis le départ de son cher
fils. Ses yeux sombres brillent fiévreusement dans sa figure pâle
et ses mains tremblent. Mais, lorsqu'elle voit entrer Wang sain et sauf,
un sourire rayonnant apparaît sur son visage aux traits fatigués
et elle tend les bras pour accueillir son enfant bien-aimé.
Puis, les premières effusions passées la veuve lui pose
mille et une questions, auxquelles Wang répond patiemment, jusqu'à
ce que l'heure de se coucher arrive. La mère et le fils se souhaitent
tendrement le bonsoir.
Mais, non loin de là, quelqu'un va, au contraire,
passer une nuit fort agitée. C'est l'usurier Yu, brutalement tiré
de son sommeil par une voix mystérieuse, qui lui dit :
- "Donne-moi les clés de ton coffre. Et pas un mot si tu tiens
à la vie! "
Tremblant de tous ses membres, le vieillard remet le trousseau à
Yang - car c'est lui qui a pénétré chez l'usurier
avec ses hommes -et, quelques instants plus tard, Yu regarde d'un air
furieux son coffre- fort complètement vide...
Pendant ce temps, Wang dort paisiblement. Lorsqu'il se réveille,
il aperçoit sa mère qui le contemple, un étrange
sourire sur les lèvres.
- "Il y a de la visite pour toi", annonce-t-elle.
Au même moment, le jeune homme sent le parfum qu'il attendait tant,
le doux parfum de glycine...
Peu de temps après, les noces de Wang et de sa jolie princesse
sont célébrées dans l'allégresse.
Le temps passe.
De cette heureuse union, naissent rapidement deux charmants
enfants, qui ont les yeux mauves comme ceux de leur mère. Wang
ne est tellement heureux qu'il ne peut imaginer qu'un tel bonheur soit
possible Et par soir d'hiver, un triste soir d'hiver, le jeune homme,
en revenant de son travail, voit sa femme qui l'attend sur le seuil de
leur maison. Elle a revêtu le kimono qu'elle portait lors de leur
première rencontre et qu'elle n'avait plus jamais remis depuis.
Wang se doute une tragique certitude que quelque chose d'horrible, de
grave, d'irréparable va se produire. Quelque chose d'inévitable
qui va bouleverser sa vie...
- "Nul bonheur ne peut jamais durer éternellement", dit
la princesse, sans lui laisser le temps de parler. "Ma vie sur la
Terre est terminée. Je suis obligée de te quitter, mais
je ne t'oublierai pas. "
L'instant d'après, elle disparaît emportant avec elle les
enfants.
- "Non! ", hurle Wang.
Mais aucun son ne sort de sa bouche. Les larmes aux yeux, il regarde autour
de lui. Et, soudain, par un miracle inexplicable et malgré le froid
de l'hiver, partout, des glycines se mettent à fleurir. Les lourdes
grappes sont du même mauve que les yeux de sa femme et de ses enfants...
Et lorsqu'il pénètre dans sa maison, il découvre
avec bonheur que le plafond de la véranda, lui aussi, est paré
d'un somptueux manteau odorant!
Wang malgré son immense chagrin sent que sa princesse tant aimée
et ses chers enfants ne l'ont pas vraiment quitté, et que leur
esprit et leur coeur demeurent à ses côtés. Et, dans
chaque corolle, il voit briller leur tendre regard mauve, qui le suit
et veille sur lui. Et il en est un peu consolé!
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