Nous
sommes en 760 dans la bonne ville de Liège en Belgique.
Cest le mois daoût et un bébé vient
miraculeusement de voir le jour entre deux pavés du
quartier " Djus-dla-Moüse "
au-delà de la Meuse. C'est un quartier mal aimé,
méprisé même, des bourgeois de la ville. Il y a
là-bas tout un peuple dartisans, douvriers
et de commerçants qui vit en bonne intelligence dans un
esprit dentraide et avec un amour de la liberté. La naissance de ce bébé rose et potelé se répand de ruelle en impasse et chaque habitant veut voir le nouveau-né. Quelle nest pas la surprise des habitants de lentendre gazouiller. Il séclaircit la voix puis se met à chanter. La chanson quil chante est loin dêtre anodine ; cest une chanson à boire et il lentonne à pleins poumons : "Allons la Mère Gaspard, encore un verre, encore un verre !" Chacun se propose alors
pour adopter un enfant aussi peu ordinaire. Les
boulangers veulent lélever avec leurs deux
enfants ; il ne manquera jamais de pain, il sera
bien entouré, bien aimé. Leurs voisins protestent. Ils
nont déjà pas le temps de soccuper de leurs
enfants qui traînent dans les rues tout au long du jour.
Que feraient-ils avec un enfant de plus ? Le mineur
propose de le prendre chez lui. Un peu à
lécart, à quelques pas du gros de la foule, un
couple regarde le bambin avec des yeux remplis
damour. Ils rêvent depuis si longtemps
davoir un bébé. Timidement, ils savancent,
main dans la main. Ainsi fut fait. Cependant au quartier Djus-dla-Moüse, personne ne lappelle François mais Tchantchès, un diminutif qui lui va plutôt bien. Le garçon est gai comme un pinson, toujours souriant. Il rit dès son lever et seule une chose le met en colère. Il ne peut supporter de voir un récipient contenant de leau. Pour nourriture, il reçoit des harengs saur qu'il trouve fort à son goût. Mais le hareng saur est excessivement salé et enflamme son gosier. Son père, à linsu de sa femme, lui donne des biscuits trempés dans du Peket, un alcool de genièvre dont raffolent les Liégeois, qu'il aime beaucoup. Le jour du baptême de Tchantchès, toute la population sest donné rendez-vous à léglise. Il y a tant de monde dans le bâtiment, quun mouvement de la foule déstabilise la marraine qui laisse échapper son filleul. Il vient heurter son nez sur le bord du baptistère. Il n'en faut pas plus pour qu'une rumeur se répande : Tchantchès est devenu invulnérable. Au fil des ans, son nez enfle, grossit, atteint une grandeur démesurée. Ses parents dépensent une fortune en baume et onguents de toutes sortes. Hélas ! rien ny fait et le visage de Tchantchès devient difforme. Grâce à sa gaieté naturelle, son énorme nez ne le rend pas foncièrement laid mais plutôt drôle. Il devient même le modèle des masques de carnaval. Un jour, qu'il attrape la rougeole, le médecin lui prescrit de boire un verre deau ferrugineuse chaque matin pour le guérir. Sa maman rassemble dans une marmite remplie deau tout ce quelle possède comme objets en fer : des clous, des fers à cheval, des vieilles clés ... Chaque matin, elle prélève un verre de cette mixture. Ce nest pas bon du tout mais Tchantchès est un enfant obéissant qui ne veut surtout pas faire de peine à sa mère. Il vide son verre dun trait en faisant un terrible grimace. Un matin, il vide son verre comme à son habitude mais un morceau de fer reste coincé dans son gosier. Il ne peut plus lever ni baisser la tête, seulement la tourner de droite à gauche et de gauche à droite. Comme il aime tout particulièrement regarder les nuages, il prend lhabitude de se coucher sur le dos pour les contempler. Pour regarder les insectes sur le sol, il se couche sur le ventre. Sa joie de vivre nest pas altérée pour autant. Tchantchès grandit. En se regardant dans le miroir, il se rend compte de sa laideur. Il a honte, il est de plus en plus malheureux. Il ne sort de sa maison que le soir ou lorsquil est certain de ne rencontrer personne dans la rue. Il souffre atrocement de la solitude alors quil est fait pour rire, pour chanter et être bon avec le monde. En 770, il vient davoir dix ans. A lapproche du 15 août et des fêtes de lAssomption, les habitants recherchent activement celui qui acceptera de jouer le rôle de Saint Macrew. Personne ne veut se balader toute la journée dans une chaise à porteurs, le visage maculé de suie et devant subir les quolibets des villageois. Tchantchès, las de solitude, se propose et plutôt que de plier léchine sous les plaisanteries, il répond du tac au tac ce qui lui vaut ladmiration de tout le quartier. La laideur est peu de chose et lhumour et lintelligence la font bien souvent oublier. Il a été sacré " Prince de Djus-dla Moûse " et rencontre bien dautres aventures. On dit quil est enterré place de lYser là ou sélève encore aujourdhui sa statue. Si vous passez par Liège, dans ce quartier, regardez bien... vous le rencontrerez certainement car il est immortel. |