Dans le chantier en haut
de la Gatineau, on était la veille du jour de l'an. La saison avait
été dure et la neige atteignait déjà la hauteur du toit de la
cabane.
J'avais terminé de bonne heure les préparatifs du repas du lendemain
et je prenais un petit coup avec les gars, car pour fêter l'arrivée
du nouvel an, le contremaître nous a vait offert un petit tonneau de
rhum. J'en avais bien lampé une douzaine de petits gobelets et, je
l'avoue franchement, la tête me tournait. En attendant de fêter la
fin de l'année avec les autres, je décidai de faire un petit somme.
Je dormais donc depuis un moment lorsque je me sentis secoué assez
rudement par le chef des piqueurs, Baptiste Durand, qui me dit :
- Jos ! Les camarades sont partis voir les gars du chantier voisin.
Moi, je m'en vais à Lavaltrie voir ma «blonde». Veux-tu venir avec
moi ?
- À Lavaltrie ? Es-tu fou ? Lavaltrie, c'est à plus de cent lieues.
Ça nous prendrait plus d'un mois pour faire le chemin à pied ou en
traîneau à cheval.
- Il ne s'agit pas de cela, répondit Baptiste. Nous ferons le voyage
en canot dans les airs. Et demain matin, nous serons de retour au
chantier.
Je venais de comprendre. Mon homme me proposait de courir la
chasse-galerie et de risquer mon salut éternel pour le plaisir
d'aller embrasser ma blonde au village. Ah ! ma belle Lise, je la
voyais en rêve avec ses beaux cheveux noirs et ses lèvres rouges !
Il est bien vrai que j'étais un peu ivrogne et débauché à cette époque,
mais risquer de vendre mon âme au diable, ça me surpassait. Mais
Baptiste Durand s'impatientait :
- Il nous faut un nombre pair. On est déjà sept à partir et tu
seras le huitième. Fais ça vite : il n'y a pas une minute à perdre
! Les avirons sont prêts et les hommes attendent dehors.
Je me laissai entraîner hors de la cabane où je vis en effet six de
nos hommes qui nous attendaient, l'aviron à la main. Le grand canot
d'écorce était sur la neige dans une clairière. Avant d'avoir eu le
temps de réfléchir, j'étais assis devant, l'aviron pendant sur le
plat-bord, attendant le signal du départ.
D'une voix vibrante, Baptiste lança :
- Répétez après moi !
Et tous les sept, nous répétâmes :
- Satan, roi des enfers, nous te promettons de te livrer nos âmes, si
d'ici à six heures nous prononçons le nom de ton maître et du nôtre,
le bon Dieu, et nous touchons une croix dans le voyage. À cette
condition tu nous transporteras à travers les airs, au lieu où nous
voulons aller et tu nous ramèneras de même au chantier !
Acabri ! Acabras !
Acabram !
Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !
À peine avions-nous prononcé les
dernières paroles que le canot s'éleva dans les airs. Le froid de là-haut
givrait nos moustaches et nous colorait le nez en rouge. La lune était
pleine et elle illuminait le ciel. On commença à voir la forêt représentée
comme des bouquets de grands pins noirs. Puis, on vit une éclaircie :
C'était la Gatineau dont la surface glacée et polie étincelait
au-dessous de nous comme un immense miroir.
Puis, petit à petit, on commença à distinguer les lumières dans
les maisons, des clochers d'églises qui reluisaient comme des baïonnettes
de soldats.
Et nous filions toujours comme tous les diables, passant par-dessus
les villages, les forêts, les rivières et laissant derrière nous
comme une traînée d'étincelles. C'est Baptiste qui gouvernait car
il connaissait la route puisqu'il avait fait un tel voyage déjà.
Bientôt la rivière des Outaouais nous servit de guide pour descendre
jusqu'au lac des Deux-Montagnes.
- Attendez un peu, cria Baptiste. Nous allons raser Montréal et
effrayer les sorteux qui sont encore dehors à cette heure-ci. Toi,
Jos, en avant, éclaircis-toi le gosier et chante-nous une chanson !
On apercevait en effet les mille lumières de la grande ville et
Baptiste d'un coup d'aviron nous fit descendre à peu près à la
hauteur des tours de l'église Notre-Dame. J'entonnai à tue-tête une
chanson de circonstance que tous les canotiers répétèrent en choeur
:
Mon père n'avait fille que moi
Canot d'écorce qui va voler
Et dessus la mer il m'envoie
Canot d'écorce qui vole, qui vole
Canot d'écorce qui va voler !
Les gens sur la place nous
regardaient passer et nous continuions de filer dans les airs. Bientôt
nous fûmes en vue des deux grands clochers de Lavaltrie qui
dominaient le vert sommet des grands pins.
- Attention ! cria Baptiste. Nous allons atterrir dans le champ de mon
parrain Jean-Jean Gabriel et nous irons ensuite à pied pour aller
surprendre nos connaissances dans quelque fricot ou quelque danse du
voisinage.
Cinq minutes plus tard, le canot reposait dans la neige à l'entrée
du bois et nous partîmes tous les huit à la file pour nous rendre au
village. Ce n'était pas une mince besogne car il n'y avait pas de
chemin battu et nous avions de la neige jusqu'au califourchon.
Baptiste alla frapper à la porte de la maison de son parrain. Il n'y
trouva qu'une fille engagée qui lui dit que les gars et les filles de
la paroisse étaient chez Batisette Augé, à la Petite-Misère, de
l'autre côté du fleuve, là où il y avait un rigodon du jour de
l'an.
- Allons au rigodon chez Batisette, dit Baptiste, on est sûr d'y
rencontrer nos blondes.
Et nous retournâmes au canot, tout en nous mettant mutuellement en
garde sur le danger qu'il y avait de prononcer certaines paroles et de
prendre un coup de trop car il fallait reprendre la route du chantier
et nous devions y arriver avant six heures du matin sinon nous étions
flambés comme des carcajous et le diable nous emportait au fond des
enfers !
Acabris ! Acabras ! Acabram !
Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !
cria de nouveau Baptiste. Et nous
voilà repartis pour la Petite-Misère, en naviguant en l'air comme
des renégats que nous étions tous.
En deux tours d'aviron, nous avions traversé le fleuve et nous étions
chez Batisette Augé dont la maison était tout illuminée. On
entendait les sons du violon et les éclats de rire des danseurs dont
on voyait les ombres se trémousser à travers les vitres couvertes de
givre. On cacha le canot et on courut vers la maison. Baptiste nous
arrêta pour dire :
- Les amis, attention à vos paroles. Dansons mais... pas un verre de
jamaïque ou de bière, vous m'entendez ? Et au premier signe,
suivez-moi tous car il faudra repartir sans attirer l'attention.
Suite à nos coups sur la porte, le père Batisette lui-même vint
ouvrir. On nous reçut à bras ouverts et nous fûmes assaillis de
questions.
- D'où venez-vous ?
- N'êtes-vous pas dans les chantiers ?
Mais Baptiste Durand coupa court à ces discours en disant :
- Laissez-nous nous décapoter et puis, ensuite laissez-nous danser.
Nous sommes venus exprès pour ça. Demain matin, nous répondrons à
toutes vos questions.
Moi, je n'avais eu besoin que d'un coup d'oeil pour trouver ma Lise
parmi les autres filles du canton. Elle se faisait courtiser par un
nommé Boisjoli de Lanoraie mais je vis bien qu'elle m'avait vu. Elle
m'accorda la prochaine danse avec le sourire, ce qui me fit oublier
que j'avais risqué le salut de mon âme juste pour avoir le plaisir
de me trémousser à ses côtés. Pendant deux heures de temps, une
danse n'attendait pas l'autre et ce n'est pas pour me vanter si je
vous dis qu'il n'y avait pas mon pareil à dix lieues à la ronde pour
la gigue simple.
Mes camarades, de leur côté, s'amusaient comme des lurons. Du coin
de l'oeil j'avais aperçu Baptiste s'envoyer des gobelets de whisky
blanc dans le gosier mais je n'y avais pas prêté attention tant j'étais
heureux de danser. Puis, quatre heures sonnèrent à la pendule. Il
fallait partir.
Les uns après les autres, il fallut sortir de la maison sans attirer
les regards ce qui se réalisa sans trop de mal. Mais rendus dehors,
on s'aperçut que Baptiste Durand avait pris un coup de trop et qu'il
était si soûl qu'il avait du mal à se tenir debout. On n'était pas
rassurés car c'était lui qui gouvernait.
La lune était disparue et le ciel n'était pas aussi clair
qu'auparavant. Ce n'est pas sans crainte que je pris ma place à
l'avant du canot, bien décidé à avoir l'oeil sur la route que nous
allions suivre. On lança la formule.
Acabris ! Acabras ! Acabram !
Fais-nous voyager par-dessus les montagnes !
Et nous revoilà partis à toute
vitesse. Mais il devint évident que notre pilote n'avait plus la main
aussi sùre, le canot décrivait des zigzags inquiétants. On frôla
quelques clochers et enfin, l'un de nous cria à Baptiste :
- À droite ! Baptiste ! À droite, mon vieux ! tu vas nous envoyer
chez le diable si tu ne gouvernes pas mieux que ça !
Et Baptiste fit tourner le canot vers la droite en mettant le cap sur
Montréal que nous apercevions déjà dans le lointain. Le voyage fut
très mouvementé à cause de Baptiste qui lançait des jurons et qui
s'endormait mais on finit par apercevoir le long serpent blanc de la
Gatineau. Il fallait piquer au nord vers le chantier.
Nous n'en étions plus qu'à quelques lieues, quand voilà-t-il pas
que cet animal de Baptiste se leva tout droit dans le canot en lâchant
un juron qui me fit frémir jusqu'à la racine des cheveux. Impossible
de le maîtriser dans le canot sans courir le risque de tomber d'une
hauteur de quatre-vingts mètres au moins. Il se mit à gesticuler en
nous menaçant de son aviron et tout à coup, le canot heurta la tête
d'un gros pin et nous voilà tous précipités en bas, dégringolant
de branche en branche comme les perdrix que l'on trouve juchées dans
les épinettes.
Je ne sais pas combien de temps je mis à descendre car je perdis
connaissance avant d'arriver et mon dernier souvenir était celui d'un
homme qui rêve qu'il tombe dans un puits sans fond.
Vers les huit heures du matin, je m'éveillai dans mon lit dans la
cabane où m'avaient transporté des bûcherons qui nous avaient trouvés
dans la neige. Personne n'était blessé mais on avait tous des écorchures
sur les mains et la figure. Enfin, le principal c'est que le diable ne
nous avait pas tous emportés et que nous étions sains et saufs.
Tout ce que je puis vous dire, mes amis, c'est que ce n'est pas si drôle
qu'on le pense d'aller voir sa blonde en canot d'écorce, en plein
coeur d'hiver, en courant la chasse-galerie. Surtout si vous avez un
maudit ivrogne qui se mêle de gouverner. Si vous m'en croyez, vous
attendrez à l'été prochain pour aller embrasser vos p'tits coeurs,
sans courir le risque de voyager aux dépens du diable.
Surtout que, sachez-le, la Lise, eh ! bien... elle a fini par épouser
le Boisjoli de Lanoraie, la bougresse !
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