Chapitre 15

 

Le duc Guillaume adorait sa femme, la princesse Mathilde, qu'il avait laissée à Caen. Toutes les semaines il lui envoyait un exprès ; mais, comme huit jours s'étaient écoulés avant le retour du courrier, il n'avait jamais de nouvelles fraîches. Pierrot alla trouver ce grand prince et, se jetant à ses pieds :

" Mon seigneur, lui dit-il, j'ai à mes ordres un courrier bien plus habile que les vôtres. Si vous voulez vous servir de moi, je vous ferai savoir jour par jour ce qui se passe à Caen dans votre palais. "

Le prince voulut bien essayer les services de Pierrot. Dès le lendemain, M. le Vent accourut à la même heure que la veille. Pierrot l'expédia aussitôt à Caen, et, au bout d'un moment, il sut tout ce qu'avait fait la duchesse dans la matinée. Il en porta le détail au duc Guillaume, qui fut bien étonné lorsque les lettres et les courriers vinrent confirmer, plus tard, ce qu'avait dit Pierrot. Le prince voulut attacher à sa personne un messager si habile et si prompt. Il lui donna un logement dans son château et se servit de lui tous les jours, sans se douter des moyens que Pierrot employait. Les autres seigneurs eurent aussi recours à lui pour savoir ce que faisaient leurs femmes. Quelques-uns en apprirent plus long qu'ils n'auraient souhaité et, comme ils n'étaient pas d'aussi bons maris que le duc Guillaume, ils renoncèrent bientôt à ces messages rapides pour revenir à la poste ordinaire. Cependant, Pierrot fit fortune à ce métier-là. Il amassa cent mille écus qu'il envoya à ses parents en les priant d'acheter le premier château qui serait à vendre dans son pays et il écrivit une lettre bien tendre à Marguerite, où il lui disait qu'il n'avait plus qu'un pas à faire pour devenir chevalier, comme Jasmin.

Le duc Guillaume fut enfin couronné roi d'Angleterre, et il s'apprêtait à jouir paisiblement de ses conquêtes, lorsqu'on apprit que les Danois et les Saxons envoyaient contre lui une flotte considérable. On fit aussitôt de grands préparatifs de défense et on assembla les troupes pour s'opposer à la descente des ennemis en Angleterre. Pierrot alla trouver le roi.

" Sire, lui dit-il, ne dépensez pas votre argent et ne fatiguez pas vos soldats inutilement. Je vous délivrerai des Saxons et des Danois avant que leur flotte soit en vue des côtes et sans que vous ayez besoin d'équiper un seul vaisseau.

- Tu es donc un petit sorcier ? dit le prince en riant.

- Non sire, je suis un bon chrétien ; mais fiez-vous à moi ; dans vingt-quatre heures, vous n'aurez plus d'ennemis.

- Eh bien ! j'attendrai vingt-quatre heures avant de donner mes ordres et de faire mes préparatifs de guerre. "

Le lendemain, de bon matin, Pierrot guettait de loin M. le Vent par sa fenêtre. Il le vit accourir à tire-d'aile.

" Ne perdez pas de temps à vous reposer, lui dit-il ; allez au-devant des Danois et des Saxons. Soufflez de toutes vos forces sur leurs navires. Dispersez-les de tous côtés sur la mer. Empêchez qu'ils n'abordent en Angleterre ; mais noyez le moins de monde que vous pourrez.

- Voilà au moins une commission agréable, dit M. le Vent. Je vais m'en acquitter comme il faut. "

Là-dessus, il partit comme une flèche. Il enfla ses joues, souleva des vagues hautes comme des montagnes et, en moins d'une heure, il dispersa et anéantit la flotte des Danois et des Saxons. Un courrier en apporta la nouvelle à la cour le soir même. Le roi en fut si joyeux qu'il embrassa Pierrot et il allait sans doute lui donner une magnifique récompense lorsqu'un autre courrier tout couvert de poussière entra dans le cabinet du prince. Cet homme annonça que la province de Cornouailles s'était révoltée et qu'une armée innombrable s'avançait pour surprendre la ville de Londres. Le roi fit sonner les trompettes ; tous les seigneurs prirent leurs armes et montèrent à cheval. On sortit de la ville et on se rangea en bataille dans une plaine, en face des ennemis. Les habitants du pays de Cornouailles étaient des gens féroces qui poussaient des cris sauvages et voulaient tout égorger. Le grand Guillaume, quoique intrépide, avait de l'inquiétude. Au moment de livrer bataille, il aperçut auprès de lui un cavalier vêtu d'une armure noire et dont la visière était baissée.

" Qui êtes-vous ? dit-il à ce cavalier, et pourquoi vous tenez-vous si près de moi ?

- Je suis un serviteur de Votre Majesté, répondit le cavalier noir. Je veille sur votre personne et je viens vous assurer la victoire.

- Et quels sont ces personnages bizarres que je vois derrière vous ? Quelle est cette grande figure enveloppée d'un manteau flottant ? Et cette femme qui pleure avec une écharpe couleur de l'arc-en-ciel ?

- L'un est mon écuyer et l'autre ma servante. C'est à eux que nous devrons tout à l'heure notre salut. "

Le roi donna le signal du combat. Les ennemis s'avancèrent en poussant des hurlements épouvantables. Alors le cavalier noir se tourna vers les deux figures qui le suivaient et leur cria :

" Faites votre devoir ! "

A l'instant on vit ces deux étranges personnes s'élever dans les airs à une hauteur prodigieuse. Un vent terrible souffla dans le visage des ennemis et une pluie battante les mouilla jusqu'aux os, sans que l'armée des Normands en fût incommodée. Le désordre se mit dans les rangs des révoltés. Au premier choc, ils furent enfoncés et battus. Au milieu de la mêlée, le roi remarqua le cavalier noir, qui frappait sur les ennemis à grands coups d'épée et qui se comportait en homme de courage. On tua dix mille des séditieux et le reste prit la fuite. Le roi fit appeler le cavalier noir et lui dit en présence de toute sa cour :

"  Jeune inconnu, c'est à vous que je dois le succès de cette journée. Veuillez maintenant vous découvrir à moi et, quelle que soit la faveur que vous puissiez me demander pour un si grand service, je vous l'accorde d'avance. "

Alors le cavalier noir leva la visière de son casque, et l'on reconnut Pierrot :

" Sire, dit-il, je suis votre messager Pierrot ; puisque vous êtes assez bon pour vouloir récompenser mes faibles services, donnez-moi des lettres de noblesse et faites-moi chevalier. "

Le roi donna l'accolade à Pierrot et le créa chevalier. En rentrant au château, il écrivit des lettres de noblesse, et Pierrot s'appela le chevalier de la Pierre.

" A présent, Sire, dit-il au roi, si Votre Majesté veut faire de moi le plus heureux des hommes, elle n'a qu'à demander à M. le baron, dont je ne suis plus le vassal, de me donner en mariage sa fille Marguerite. Je suis assez riche pour prétendre à une si belle alliance. "

Guillaume le Conquérant demanda Marguerite à M. le baron et donna encore cent mille livres à Pierrot pour ses frais de noces. Le chevalier prit congé du roi et retourna dans son pays avec des écuyers et une suite digne de sa nouvelle fortune. La baronne lui accorda la main de Marguerite et on célébra splendidement le mariage au château. Le chevalier de la Pierre se retira ensuite dans un domaine acheté par Jean-Pierre avec l'argent envoyé de Londres. M. le Vent et Mme la Pluie voulurent faire leur présent de noces aux jeunes époux. Le chevalier reçut des mains de M. le Vent un anneau constellé, par la vertu duquel Pierrot trouvait encore sa femme aussi belle au bout de vingt ans que le jour de son mariage ; et Mme la Pluie mit au cou de Marguerite un collier enchanté qui lui fit voir son mari toujours jeune et aimable.

Après des cadeaux si précieux, on aurait eu mauvaise grâce à retenir prisonniers le Vent et la Pluie. On leur ouvrit les portes de la ferme et le couvercle de la citerne, et ils retournèrent, l'un sur la montagne du Midi et l'autre dans la grotte de l'Ouest. Cependant, ils avaient si bien pris l'habitude de passer et de repasser la Manche qu'ils ont encore à présent un goût particulier pour l'Angleterre, quoique le roi Guillaume n'ait plus besoin de leurs services. De là vient qu'à Londres on porte des paletots de caoutchouc et qu'un Anglais ne voyage pas sans prendre avec lui son parapluie.

Les mariés vécurent heureux ; ils s'aimèrent beaucoup et ne se querellèrent qu'une seule fois, parce qu'ils avaient oublié, ce jour-là, de porter l'anneau magique et le collier enchanté. Tous les autres jours, Marguerite fut de bonne

humeur et le chevalier resta amoureux de sa femme. Ils eurent une quantité d'enfants, et c'est de là que sort la grande et noble famille des Pierrot de la Pierre, si fameuse en Basse-Bretagne.